Pour un nouveau compromis français

Dominique Strauss-Kahn



Entretien avec Dominique Strauss-Kahn, député du Val-d'Oise, paru dans l'hebdomadaire L'Express daté du 22 août 2005
Propos recueillis par Christophe Barbier et Elise Karlin
 

A la fin de 2004, le PS semblait bien parti pour revenir au pouvoir. Après le choc du référendum et à trois mois d'un congrès décisif, dans quel état jugez-vous votre parti ?
Appeler à voter oui a été pour le Parti socialiste un choix de principe, mais aussi un choix courageux. On connaît la suite. Plusieurs raisons ont concouru à l'échec. Les Français ont utilisé le référendum pour exprimer leur colère face à la politique gouvernementale, leur exaspération face à l'atonie présidentielle, leur inquiétude face aux élargissements de l'Union, leur réticence face au fonctionnement de l'Europe. Les Français ont estimé tout cela trop libéral et pas assez respectueux de leur culture. Et nous n'avons pas été capables de défendre notre thèse de façon suffisamment convaincante. Ceci coûte cher au PS; cet échec a été source de division et de confusion. Nous avons été déséquilibrés dans notre élan.

Quels sont les enjeux du congrès du Mans ? Une opposition frontale au gouvernement doit-elle s'imposer à l'issue des débats ?
S'opposer est une nécessité. Depuis trois ans, le chômage a progressé, la pauvreté a explosé, le pouvoir d'achat a reculé. La France de droite, c'est moins dans les chariots, mais plus pour les profits: c'est une France inégalitaire. Et, depuis trois mois, le nouveau gouvernement a engagé une politique aggravant la précarisation et restreignant la participation, notamment en choisissant la voie des ordonnances. Au total, la France aurait eu besoin que le président trace un grand dessein et nous n'avons que l'affrontement de petits destins. Ainsi, nous opposer, oui, certainement. Mais nous serons, lors de notre congrès du Mans, à dix-huit mois de l'élection présidentielle et il s'agit donc pour nous de clarifier nos positions, de proposer, de rassembler. Ce congrès court deux risques, ceux-là mêmes qui sont issus du référendum : la division et la confusion. Si nous parvenons à énoncer une ligne claire de combat dans un « collectif reconstitué », comme on dit au foot, alors nous aurons surmonté ce moment d'affaiblissement.

Comment faire ?
En disant clairement ce que nous proposons pour la France, et c'est l'inverse de ce que fait ce gouvernement. Sous couvert de « libération des entreprises », il accentue la précarité. Il privatise sans raison autre que financière et sans pour autant dégager les moyens nécessaires à l'innovation - je pense notamment à l'effort de recherche. La gauche, c'est aussi la capacité à entreprendre, mais je prétends qu'elle n'est possible que dans une société plus équilibrée, plus juste et moins inégalitaire. Le patronat a obtenu du gouvernement la révision des 35 heures, une flexibilité accrue, des conditions d'embauche inespérées; en contrepartie, quel est l'effort consenti en termes de rémunération, de formation, d'emploi ? La France a besoin d'un compromis économique et social favorable à la croissance des entreprises et juste pour les Français. Le seul défi qui vaille aujourd'hui pour le pays, c'est la définition et la mise en œuvre de ce nouveau compromis.

La croissance souffre du prix du pétrole. Comment vous situez-vous dans la polémique actuelle ?
Il faut distinguer deux problèmes. Le premier est celui des moyen et long termes. Tout donne à penser que le prix du pétrole restera durablement sur une tendance haussière, notamment en raison de la demande croissante de pays comme la Chine ou l'Inde. Nous devons donc considérablement augmenter notre effort en direction des énergies alternatives. Je me bats en ce sens depuis longtemps. L'autre problème est plus immédiat. Quand le prix du pétrole explose et quand la situation devient plus difficile pour l'économie comme pour les Français, est-il admissible qu'un gouvernement impécunieux en profite pour se frotter les mains et remplir ses caisses en se souciant comme d'une guigne de ce qui arrive au pays ? Non ! C'est pourquoi la Tipp flottante, imaginée par le gouvernement de Lionel Jospin, est une bonne solution à court terme; mais elle ne dispense pas des efforts à long terme.

Contrairement à d'autres membres de la majorité du parti (Martine Aubry, Jean Glavany, etc.), vous ne présentez aucune contribution générale au congrès et signez simplement celle de François Hollande. N'aviez-vous pas envie d'écrire quelque chose de plus personnel ?
L'heure n'est pas à satisfaire ses envies, mais à donner une orientation au pays. Or il n'est pas d'idée, si bonne soit-elle, qui soit utile sans être portée par une force collective. Personne n'ignore les critiques que je portais à l'alliance entre François Hollande et Laurent Fabius, issue du congrès de Dijon : la posture d'une opposition, certes prétendue frontale, mais pas ou peu de propositions alternatives. Ceci fut particulièrement apparent lors du débat sur les retraites. Je persiste à croire que cette panne a pesé dans la controverse sur le référendum. Si nous étions apparus comme une force proposant véritablement une politique alternative, les Français auraient été mieux à même de distinguer entre la critique du gouvernement et les enjeux du référendum. Mais ils ne nous ont pas sentis prêts, ils ont alors préféré faire «turbuler» le système.

Aujourd'hui, l'orientation du PS est en débat. François Hollande, avec d'autres, veut l'engager sur la voie d'un projet réaliste qui réforme une France minée par les inégalités et plongée dans une politique d'un libéralisme échevelé. Il serait paradoxal, dans ce combat décisif pour l'avenir du PS et donc de la gauche, de militer pour une stabilisation du parti sur une orientation crédible en commençant par l'affaiblir par la division! J'ajoute que je n'ai pas de désaccord de fond avec beaucoup de ceux dont je me sens proche et qui ont choisi d'enrichir le débat en déposant leur propre contribution. Ni avec Martine Aubry, avec qui je travaille au projet socialiste, ni avec Jean Glavany, Gaëtan Gorce ou Jean-Noël Guérini.

La première mouture de la « contribution Hollande » ne vous a pas emballé : sur quels points a-t-elle été améliorée, puisque vous l'avez signée ?
Je ne rentrerai pas dans ce petit jeu. Par définition, une première mouture est destinée à être améliorée ! Ce que je souhaite, c'est que notre texte soit ambitieux, mais réaliste. Je n'ai qu'une règle de conduite : « Etre au pouvoir aussi ambitieux que si on était dans l'opposition, mais être dans l'opposition aussi réaliste que si on était au pouvoir. » Il ne faut pas tromper les Français en prétendant mettre en œuvre une politique qu'on sera contraint d'abandonner en cours de route. Regardez ce qui est arrivé à la baisse d'impôts promise par Jacques Chirac.

La plupart des engagements pris au congrès de Dijon par François Hollande - donc par vous - n'ont pas été tenus. Comment convaincre les militants de ne pas changer l'équipe dirigeante ?
Votre affirmation est doublement inexacte. Bon nombre d'engagements ont été tenus. Et je le dis avec d'autant plus de détachement que, jusqu'à il y a peu, je n'étais pas membre de la direction, notamment parce que j'avais des désaccords de méthode. Tout cela est derrière nous. La France souffre, les Français peinent, la droite frappe, la crise politique et démocratique atteint des sommets. Il y a comme une urgence française. Le problème socialiste n'est pas de changer des têtes, mais de renouveler l'orientation, de proposer un autre chemin que ce que fait la droite et ce que fit la gauche. Tournons-nous vers les Français, parlons à la France, proposons à gauche. Bref, « soyons utiles », comme le dit justement Bertrand Delanoë. La question n'est pas de casser, de blesser, de battre qui que ce soit, mais de construire une cohérence nouvelle et une cohésion apaisée.

Si Laurent Fabius, qui présentera sa motion au Mans, obtient la majorité, quel sera l'avenir du PS ?
D'abord, nous ne savons pas s'il présentera une motion au vote des militants. J'observe que, pour l'instant, il n'a pas fédéré les oppositions. Peut-être ne le souhaite-t-il pas, peut-être ne le peut-il pas ? Pour le reste, je défends une conception de la démocratie militante dans laquelle les adhérents fixent les orientations et procèdent aux désignations. Si votre hypothèse se vérifiait, je respecterais le vote des militants, mais je ferais de la désignation du candidat PS à la présidentielle un moment de la clarification socialiste.

Serez-vous candidat à cette candidature quelle que soit la situation interne ?
Comme d'autres, j'ai de l'ambition pour mon pays et le goût de le servir. Comme beaucoup, j'ai l'expérience du gouvernement. Je souhaite contribuer à reconstruire le souffle républicain autour d'une égalité réelle, d'une liberté ordonnée, d'une fraternité laïque. Cependant, la question pour le moment n'est pas « qui », mais « pour faire quoi ». C'est précisément au congrès du Mans de fixer cette orientation. Ensuite, nous choisirons celui ou celle qui sera le mieux à même de la porter.

Pendant la campagne référendaire, on vous a vu au côté de Gerhard Schröder. Aujourd'hui, en Allemagne, une partie de la gauche s'est détournée du chancelier et du SPD pour se retrouver autour d'Oskar Lafontaine, qui a quitté ce SPD, et d'anciens communistes. Quelles leçons tirer de cette résurrection de la gauche de la gauche ?
L'élection n'est pas faite, nous en analyserons les résultats le moment venu. J'ai pour ma part des relations d'amitié tant avec Gerhard Schröder qu'avec Oskar Lafontaine. Ce qui est sûr, c'est que la société allemande ne veut pas d'une potion libérale : il faut donc que la division des gauches ne soit pas irrémédiable. Mais la situation de l'Allemagne n'est pas celle de la France: elle a vécu avec le stalinisme à ses frontières et sans « gauche de la gauche » à l'intérieur. Je n'ai jamais compris que l'on dise : « Vous n'êtes pas assez à gauche pour moi, alors je préfère laisser la droite au pouvoir. » Elle nous a valu Jacques Chirac en France et George Bush aux Etats-Unis, lors de son premier mandat. Sans Ralph Nader, Al Gore aurait gagné et la politique américaine aurait été différente, en Irak comme ailleurs.

Vous terminez la suite de La Flamme et la cendre, dont la parution est prévue peu avant le choix du candidat du PS pour 2007. Faudra-t-il lire votre livre comme l'ébauche d'un programme présidentiel ?
Mon précédent ouvrage était une réflexion sur le socialisme contemporain. Il faisait de la lutte contre les inégalités - à la racine, là où elles se créent - et du combat pour l'égalité réelle l'une des sources du nouveau socialisme. Dans ce livre, je présentais aussi la rénovation de notre démocratie et de nos institutions comme une priorité. Aujourd'hui, je réfléchis à la France et à l'Europe. Il s'agira d'une contribution aux différentes questions actuellement en débat, pas d'un programme présidentiel.

La fiscalité a longtemps divisé les socialistes, notamment lorsque Lionel Jospin était Premier ministre et Laurent Fabius à Bercy. Depuis, Fabius a changé d'avis. Et vous ?
Un « réformisme de gauche » est-il économiquement possible ? Pour moi, sur le plan économique, le réformisme de gauche n'est pas très éloigné de ce que le gouvernement Jospin a fait de 1997 à 2000 : une politique macroéconomique équilibrée - sélectivité de la dépense publique, réduction du déficit et de la dette en pourcentage du PIB - une politique fiscale efficace et juste, une politique industrielle qui permet aujourd'hui à l'A 380 de voler. Est-il prétentieux de dire que la politique économique de la première phase du gouvernement Jospin n'a pas trop mal réussi en termes d'emploi, de croissance ou de déficit public ? Certains, que vous avez cités, plaidaient pour un infléchissement vers une réduction accélérée de l'impôt sur le revenu. Pour ma part, là encore, je garde ma cohérence. Celle d'un socialiste qui ne récuse pas le rôle de la puissance publique pour protéger, innover et assurer la promotion de chacun dans une société juste.

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