«N'oubliez pas le poids de l'histoire…» | |
Celui que l'on présentait comme le leader de la «deuxième gauche» en France analyse, sous l'angle du développement historique des nations européennes, les différences d'approche des partis sociaux-démocrates européens, tous convertis au libéralisme économique. Bien plus que des divergences de fond, c'est la méthode qui diffère. Et surtout le rapport à l'Etat Interview accordé par Michel Rocard au quotidien suisse Le Temps, parue le 11 juin 1999. Propos recueillis par Antoine Bosshard |
Pour l'ancien premier ministre socialiste, décrit souvent comme plus «libéral» que certains hommes de sa génération, les différences que met en évidence le document diffusé par les dirigeants anglais et allemand soulignent le poids de l'histoire et des traditions juridiques et culturelles de chacun des Etats européens. Autant de décalages qui ne peuvent s'estomper qu'avec le temps. Interview. Appelé à réagir au Manifeste Blair-Schröder, le premier ministre français Lionel Jospin a insisté sur l'existence de traditions économiques différentes d'un pays à l'autre en Europe. Comment l'entendez-vous ? Quel est le poids de l'histoire dans ce débat idéologique ?Et la France ?Mais revenons au débat initié par Blair et Schröder. Ces deux leaders, comme Jospin, D'Alema ou d'autres dirigeants européens voient clairement que, dans un monde qui s'ouvre de plus en plus, on ne tient sa place commerciale qu'à condition d'être dynamique et exportateur. Par conséquent, il faut tout mettre en œuvre pour éviter de faire peser sur les entreprises des charges qui les disqualifient ou les handicapent dans la concurrence. Nous avons tous besoin d'une adaptabilité rapide, c'est vrai. Mais, compte tenu de cette histoire et de cette culture, on ira, dans notre pays, de manière un peu plus légale, par tradition. Songez que nous n'avons qu'un peu plus de 9 % de syndiqués et sept confédérations ! L'Allemagne a entre 35 et 40 % de syndiqués, réunis dans une seule confédération. La Suède, elle, compte 80 % de syndiqués dans un syndicat unique. Comment voulez-vous que les choses se passent de la même façon ? C'est la méthode qui fera la différence, et je trouve que Lionel Jospin a raison d'insister sur cette différence de méthode, car on ne peut bousculer les habitudes et les comportements, faute de quoi les gens ne s'y reconnaîtront plus. N'y a-t-il pas un certain trompe-l'œil dans les divergences affichées par les leaders anglais, allemand et français, dans la mesure où l'équipe de gauche française, par exemple, sait faire preuve de cette rigueur budgétaire réclamée par les «libéraux» ou procède à d'importantes privatisations, quand un Tony Blair, lui, instaure le salaire minimum et les emplois jeunes, qui sont décidément bien proches de l'expérience française?Blair et Schröder portent avec eux quelque inquiétude sur l'avenir de l'Europe dans un monde où l'Asie va bien finir par ressortir de son marasme; où, dans vingt à trente ans, elle va assurer 45 à 50% de la production mondiale et contrôler près de la moitié du commerce. Les Etats-Unis sont très puissants et très inventifs, l'Europe, elle, prend un certain retard. Dans ce contexte, quand la France est mise à l'index pour cause d'archaïsme, il se trouve que c'est elle qui a le plus fort taux de croissance, et dont le commerce extérieur se porte le mieux. La France tient donc debout, à sa manière. Elle a peut-être, du fait de son histoire et de ses méthodes, un besoin d'évolution encore plus rapide que d'autres. Mais la clé de notre stabilité, c'est la préservation de notre cohésion sociale et de notre identité nationale, dans ce mouvement qui a tendance à l'éroder. Si nous perdions cet attachement au poids de l'Etat, cette référence à l'action par la loi, il se pourrait qu'une partie de la gauche française ne s'y reconnaisse plus du tout, et redevienne protestataire et archaïsante. C'est bien l'espace que recherchent les Krivine et Laguiller. Il faut donc garder la capacité d'engager tous ces courants dans la transformation nationale, avec les formes de travail politique que nous connaissons d'habitude. Dont le recours à la loi. Dans ce différend, est-ce qu'il ne se dessine pas une césure entre pays protestants du Nord et catholiques du Sud ?Le fort ancrage historique de différents comportements n'est-il pas un frein très sérieux à de réels rapprochements entre la France et ses partenaires ? Peut-elle se défaire, sans risque, d'un héritage qui l'a si profondément modelée ?Un exemple : en 1776, les sujets britanniques de treize colonies de Sa Majesté en Amérique du Nord décident qu'ils en ont assez de la pression fiscale exercée par la Couronne. Ils font la guerre, ils la gagnent: treize colonies donnent naissance à treize Etats. On y parle la même langue. Les habitants n'y ont pas de problème de terres, tant l'espace est vide. Et ils ont entre eux une très grande unité. Mais combien de temps leur faudra-t-il pour créer une banque centrale commune et gérer une seule monnaie unique ? Cent vingt ans ! Voilà qui montre que rassembler les hommes sans que la force s'y mêle est une affaire très longue. Et que, par rapport à ces rythmes-là, l'Europe va très vite. Il est vrai que le raffinement de nos cultures produit de la lenteur. Est-ce qu'on s'y dilue ? Je dirais qu'on change. La France, dans cet espace, est le pays qui a probablement l'identité la plus forte : quand les chars chinois écrasaient la révolte de Tiananmen il y a dix ans, on chantait la Marseillaise sur la place ! Disons aussi qu'au travers de la laïcité, mon pays dispose d'un corps de droit, de philosophie et de procédure qui lui permet de vivre dans une vraie neutralité entre ses quatre religions. Or, dans le contexte que nous connaissons, c'est une clé de coexistence entre communautés. Permettant de respecter les différences de chacun, mais aussi d'offrir à chacun des droits égaux. Surtout, c'est une vision bien moins génératrice de conflits que le communautarisme qui, comme on sait, institue la reconnaissance des minorités. Je vois la laïcité comme une valeur possible de l'Europe. L'Allemagne, d'ailleurs, vient de passer du droit du sang au droit du sol, comme en France. Une avancée dont ont besoin Kosovars, Serbes et Bosniaques aujourd'hui. Je n'ai donc pas trop peur que l'identité française se dilue réellement dans cette Europe, qui se fera d'autant mieux qu'elle s'appuiera surtout sur nos valeurs nationales et notamment la laïcité. A l'inverse, est-ce que la France a quelque chose à retirer de l'expérience des autres ?
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