«N'oubliez pas le poids de l'histoire…»

Celui que l'on présentait comme le leader de la «deuxième gauche» en France analyse, sous l'angle du développement historique des nations européennes, les différences d'approche des partis sociaux-démocrates européens, tous convertis au libéralisme économique. Bien plus que des divergences de fond, c'est la méthode qui diffère.
Et surtout le rapport à l'Etat

Interview accordé par Michel Rocard au quotidien suisse Le Temps, parue le 11 juin 1999.
Propos recueillis par Antoine Bosshard


 
Pour l'ancien premier ministre socialiste, décrit souvent comme plus «libéral» que certains hommes de sa génération, les différences que met en évidence le document diffusé par les dirigeants anglais et allemand soulignent le poids de l'histoire et des traditions juridiques et culturelles de chacun des Etats européens. Autant de décalages qui ne peuvent s'estomper qu'avec le temps. Interview.

Appelé à réagir au Manifeste Blair-Schröder, le premier ministre français Lionel Jospin a insisté sur l'existence de traditions économiques différentes d'un pays à l'autre en Europe. Comment l'entendez-vous ? Quel est le poids de l'histoire dans ce débat idéologique ?
Il est considérable ! La Grande-Bretagne est un Etat qui ne s'est développé que pour le commerce, qui a toujours vécu du commerce mondial, et a initié le libre-échange au XIXe siècle. Branchée sur le monde entier sans jamais se replier. Communauté linguistique, l'Allemagne, depuis des siècles, a émergé grâce à une capacité commerciale considérable. Mais, longtemps, elle n'a pas connu d'Etat fort: du temps de Goethe et de Schiller, on y comptait 70 principautés. L'Etat ne vient que très tard. Les Allemands n'ont vécu sous un Etat central fort qu'à deux reprises, la première s'est achevée en 1919; la seconde expérience a pris fin en 1945: ce furent à chaque fois des catastrophes. Depuis, nos voisins ont donc mis en place une structure politique fédérale (les Länder). Ils ont voulu, surtout, que le destin quotidien des hommes soit le résultat de négociations entre patrons et syndicats. Les uns et les autres, quand ils se réunissent pour parler du chômage, admettent qu'ils ont des désaccords, parfois profonds, mais ils sont aussi d'accord pour refuser que l'Etat s'en mêle et étende encore son influence. Et s'ils font appel à lui, c'est pour lui demander de légiférer sur la base de leur esquisse de législation.

Et la France ?
C'est tout autre chose : il s'agit d'une nation peu commerçante, peu peuplée, essentiellement rurale et juriste. De plus, c'est un Etat militaire qui a fabriqué la nation en réunissant des peuples qui parlaient des langues différentes. Le pouvoir central a toujours cherché à contrôler les collectivités locales : les ancêtres de nos préfets s'appelaient les intendants du roi et, au passage, on a connu les conventionnels en mission des assemblées révolutionnaires. Ici, l'Etat fait tout, s'occupe de tout. Ainsi, la situation concrète des salariés en France est législative pour quatre cinquièmes, et conventionnelle pour un cinquième. Dans toute l'Europe, c'est presque le contraire.

Mais revenons au débat initié par Blair et Schröder.
Ces deux leaders, comme Jospin, D'Alema ou d'autres dirigeants européens voient clairement que, dans un monde qui s'ouvre de plus en plus, on ne tient sa place commerciale qu'à condition d'être dynamique et exportateur. Par conséquent, il faut tout mettre en œuvre pour éviter de faire peser sur les entreprises des charges qui les disqualifient ou les handicapent dans la concurrence. Nous avons tous besoin d'une adaptabilité rapide, c'est vrai. Mais, compte tenu de cette histoire et de cette culture, on ira, dans notre pays, de manière un peu plus légale, par tradition. Songez que nous n'avons qu'un peu plus de 9 % de syndiqués et sept confédérations ! L'Allemagne a entre 35 et 40 % de syndiqués, réunis dans une seule confédération. La Suède, elle, compte 80 % de syndiqués dans un syndicat unique. Comment voulez-vous que les choses se passent de la même façon ? C'est la méthode qui fera la différence, et je trouve que Lionel Jospin a raison d'insister sur cette différence de méthode, car on ne peut bousculer les habitudes et les comportements, faute de quoi les gens ne s'y reconnaîtront plus.

N'y a-t-il pas un certain trompe-l'œil dans les divergences affichées par les leaders anglais, allemand et français, dans la mesure où l'équipe de gauche française, par exemple, sait faire preuve de cette rigueur budgétaire réclamée par les «libéraux» ou procède à d'importantes privatisations, quand un Tony Blair, lui, instaure le salaire minimum et les emplois jeunes, qui sont décidément bien proches de l'expérience française?
Vous avez à la bouche le mot de trompe-l'œil, je parlerais de décalage. Décalage avec le monde de la presse, qui a besoin de scoops, de flashes, d'événements un peu dramatisés. Elle traite de l'instant. Les politiques, eux, font un métier dont la partie gestionnaire, dans nos sociétés, s'apparente beaucoup à l'arboriculture: ce qui est efficace, c'est ce qui pousse doucement et produit de bons fruits après qu'ils ont été dûment surveillés, avec insecticides et engrais. La tronçonneuse n'est pas un bon instrument de travail !

Blair et Schröder portent avec eux quelque inquiétude sur l'avenir de l'Europe dans un monde où l'Asie va bien finir par ressortir de son marasme; où, dans vingt à trente ans, elle va assurer 45 à 50% de la production mondiale et contrôler près de la moitié du commerce. Les Etats-Unis sont très puissants et très inventifs, l'Europe, elle, prend un certain retard.

Dans ce contexte, quand la France est mise à l'index pour cause d'archaïsme, il se trouve que c'est elle qui a le plus fort taux de croissance, et dont le commerce extérieur se porte le mieux. La France tient donc debout, à sa manière. Elle a peut-être, du fait de son histoire et de ses méthodes, un besoin d'évolution encore plus rapide que d'autres. Mais la clé de notre stabilité, c'est la préservation de notre cohésion sociale et de notre identité nationale, dans ce mouvement qui a tendance à l'éroder. Si nous perdions cet attachement au poids de l'Etat, cette référence à l'action par la loi, il se pourrait qu'une partie de la gauche française ne s'y reconnaisse plus du tout, et redevienne protestataire et archaïsante. C'est bien l'espace que recherchent les Krivine et Laguiller. Il faut donc garder la capacité d'engager tous ces courants dans la transformation nationale, avec les formes de travail politique que nous connaissons d'habitude. Dont le recours à la loi.

Dans ce différend, est-ce qu'il ne se dessine pas une césure entre pays protestants du Nord et catholiques du Sud ?
Je n'en suis qu'à moitié sûr. Cette césure existe depuis très longtemps. Et depuis que j'en entends parler, je dis en blaguant que la frontière entre Europe du Nord et du Sud se situe sur la Loire! Je pense plutôt que cette coupure s'estompe un peu, et c'est rarissime que cette différence de culture se traduise par des différences de vote au Parlement européen. L'Europe du Sud est en train de se corriger, et c'est, après tout, l'Italie qui a inventé «Mani pulite», un pas très vigoureux en direction de la recherche d'une morale publique plus marquée, comparable à l'esprit qu'on connaît en Europe du Nord. Il est logique qu'au fur et à mesure que l'intégration européenne s'approfondit, la césure dont vous parlez apparaisse plus forte. Et que maintenant que nous travaillons tous ensemble, cette césure nous gêne. Mais mon sentiment est que, si elle se voit plus du fait de l'Europe, elle n'en connaît pas moins une forte diminution.

Le fort ancrage historique de différents comportements n'est-il pas un frein très sérieux à de réels rapprochements entre la France et ses partenaires ? Peut-elle se défaire, sans risque, d'un héritage qui l'a si profondément modelée ?
Je vous répondrai que, dans la mesure où ces différences existent – frein ou pas frein –, on fait avec. Deuxièmement, l'histoire est lente, et contrairement à ce que les médias donnent à entendre, l'Europe se fait très vite.
Un exemple : en 1776, les sujets britanniques de treize colonies de Sa Majesté en Amérique du Nord décident qu'ils en ont assez de la pression fiscale exercée par la Couronne. Ils font la guerre, ils la gagnent: treize colonies donnent naissance à treize Etats. On y parle la même langue. Les habitants n'y ont pas de problème de terres, tant l'espace est vide. Et ils ont entre eux une très grande unité. Mais combien de temps leur faudra-t-il pour créer une banque centrale commune et gérer une seule monnaie unique ? Cent vingt ans ! Voilà qui montre que rassembler les hommes sans que la force s'y mêle est une affaire très longue. Et que, par rapport à ces rythmes-là, l'Europe va très vite. Il est vrai que le raffinement de nos cultures produit de la lenteur. Est-ce qu'on s'y dilue ? Je dirais qu'on change.

La France, dans cet espace, est le pays qui a probablement l'identité la plus forte : quand les chars chinois écrasaient la révolte de Tiananmen il y a dix ans, on chantait la Marseillaise sur la place ! Disons aussi qu'au travers de la laïcité, mon pays dispose d'un corps de droit, de philosophie et de procédure qui lui permet de vivre dans une vraie neutralité entre ses quatre religions. Or, dans le contexte que nous connaissons, c'est une clé de coexistence entre communautés. Permettant de respecter les différences de chacun, mais aussi d'offrir à chacun des droits égaux. Surtout, c'est une vision bien moins génératrice de conflits que le communautarisme qui, comme on sait, institue la reconnaissance des minorités. Je vois la laïcité comme une valeur possible de l'Europe. L'Allemagne, d'ailleurs, vient de passer du droit du sang au droit du sol, comme en France. Une avancée dont ont besoin Kosovars, Serbes et Bosniaques aujourd'hui. Je n'ai donc pas trop peur que l'identité française se dilue réellement dans cette Europe, qui se fera d'autant mieux qu'elle s'appuiera surtout sur nos valeurs nationales et notamment la laïcité.

A l'inverse, est-ce que la France a quelque chose à retirer de l'expérience des autres ?
Bien sûr. Des Scandinaves, nous avons à apprendre la puissance de la société civile et du partenariat social. Des grandes universités allemandes, l'importance de la tradition culturelle dans la conduite de la puissance. Des Anglais, l'absolu respect des règles démocratiques et de l'indépendance de la justice et de l'habeas corpus. C'est ça, l'Europe !

Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
© Copyright Le Temps


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