Un nouveau compromis social

par Marisol Touraine, députée d’Indre et Loire, secrétaire national à la Solidarité


 
Le texte commun de Tony Blair et Gerhard Schröder publié avant les élections européennes avait pour ambition de montrer aux socialistes et sociaux-démocrates européens la voie de leur avenir commun, quelque part au centre. Cette publication a constitué sans aucun doute une mauvaise manière à l’égard de tous les partis et gouvernements ainsi interpellés à quelques jours d’un scrutin pour lequel, pour la première fois, le Parti socialiste européen avait élaboré une plateforme commune pour une campagne commune. Les rédacteurs de ce texte, d’ailleurs, étaient les Français Henri Nallet et le Britannique Robin Cook, preuve alors que des perspectives communes pouvaient être tracées pour tous et acceptées par tous.

Aujourd’hui, la méthode n’aurait plus d’importance si, au fond, elle n’avait abouti à ce qu’un débat sur l’avenir de la social démocratie ne soit éludé. Ce manifeste n’a pas porté chance à ses deux signataires ; peut-on pour autant en déduire que les idées qu’ils y défendaient ont été rejetées ? Elles n’ont en fait pas été débattues devant les opinions publiques. Il est plus probable que les électeurs ont sanctionné des politiques dont ils ne voulaient pas (l’engagement relativement pro-européen de Tony Blair) ou qu’ils ne comprenaient pas (en Allemagne). Mais lancé à un moment inopportun, l’appel Blair-Schröder a contribué à donner une vision caricaturale du débat qui anime la social-démocratie européenne.

Or, ce manifeste part d’un constat indéniable et largement partagé : la mondialisation de l’économie amène à redéfinir l’articulation entre l’activité économique et les politiques de régulation et d’assurance sociale. La social-démocratie s’est historiquement construite dans le cadre national ; désormais, la mondialisation de l’économie impose une réflexion sur les conditions d’efficacité des politiques publiques, notamment sociales. Des transformations profondes ont été engagées en ce sens dans la plupart des pays européens, à commencer en France où l’Etat a cessé d’être entrepreneur pour devenir régulateur. A l’inverse, la Grande-Bretagne de Tony Blair a créé, après la France, près de 100 000 emplois jeunes ; elle a instauré un salaire minimum comparable (en net) au SMIC français ; elle a ratifié la charte sociale de l’Union européenne, obstinément refusée jusque là par les précédents gouvernements conservateurs. Tout cela éloigne la Grande-Bretagne de Tony Blair de la caricature thatchérienne qu’elle donne souvent d’elle même.

Il n’empêche que la tonalité très libérale du texte obscurcit un certain nombre des avancées sociales importantes réalisées par les gouvernements socialistes ou sociaux-démocrates au cours des années récentes sans montrer en quoi des politiques de modernisation différentes peuvent être menées, les unes de droite, les autres de gauche. Les réponses esquissées par le manifeste Blair-Schröder ne sont ni convaincantes, ni opérationnelles : à dire vrai, elles sont surtout très floues. Je voudrais donc ici me contenter de soulever trois questions :
Quel est l’impact de la mondialisation de l’économie sur les politiques économiques ?
Comment dans ce contexte peut-on durablement garantir le lien social ?
Quelles sont pour cela les transformations nécessaires de l’Etat providence ?


Le choix de l’initiative économique

Le manifeste Blair-Schröder ne doit pas sa tonalité libérale à son plaidoyer vibrant pour l’économie de marché et l’esprit d’initiative. Ce débat est terminé depuis longtemps au sein des mouvements socialistes et sociaux-démocrates. La pratique des gouvernements européens qui en sont issus en atteste.

À l’évidence, le progrès économique et le développement des processus productifs passent par l’économie de marché, le renforcement de la compétitivité de nos entreprises et l’encouragement des capacités d’entreprendre. Personne ne conteste que l’ouverture des frontières, la mobilité croissante, depuis quinze ans, des connaissances, des savoir-faire et des capitaux ont profondément changé la donne en matière économique. C’est, notamment, la prise en compte de ces nouvelles réalités qui a amené les pays de l’Union européenne à accélérer leur intégration économique et à se doter des instruments d’une politique monétaire et économique concertée.

Le Parti socialiste a analysé, dans sa convention de mars 1996 sur la mondialisation, l’Europe, la France, ce “ nouvel âge du capitalisme ”. En novembre dernier, il a poursuivi sa réflexion économique en consacrant une convention à l’entreprise.

La reconnaissance et l’acceptation de l’économie de marché n’interdisent pas pour autant toute politique de régulation économique et de soutien de la croissance. A cet égard, trois différences au moins, selon moi, interdisent que les socialistes français adhè-rent à la présentation du manifeste :
     d’abord, nous ne croyons pas que seule une politique de l’offre puisse amener l’économie à être plus productive et donc à créer des emplois. De ce point de vue, appliquons la formule de Tony Blair pour voir “ ce qui marche ”. Or, les succès de l’économie française, plus importants au cours des deux dernières années que ceux des autres pays européens, montrent la validité d’un keynésianisme rénové. La croissance peut et doit être tirée par la demande privée et publique. L’Etat a un rôle décisif à jouer, à travers sa politique fiscale et salariale, d’incitation à la recherche, d’encouragement à l’innovation.

     ensuite, la prise en compte des mécanismes de marché n’exclut pas la mise en place de régulations à l’échelle internationale ou nationale. Il est significatif que rien ne soit dit, par les promoteurs du “ centre gauche ”, sur les déficiences de la régulation économique internationale et la nécessité de mieux structurer les politiques économiques au niveau européen.

     enfin, l’encouragement des initiatives économiques et de l’esprit d’entreprise ne saurait signifier une flexibilité de l’organisation du travail entendue comme la disparition de toutes les garanties sociales. Aucune “ loi économique ” n’impose de sacrifier les salariés sur l’autel de l’efficacité, comme le montre par exemple le succès à la fois économique et social des Pays-Bas.
Ainsi, le développement économique et la modernisation de notre système productif n’imposent pas le renoncement à toute forme de régulation autre que minimale. En particulier, la régulation sociale est plus que jamais nécessaire puisque le simple jeu du marché destructure, accroît les inégalités sociales, distend les liens sociaux.

Or, l’essentiel est bien là : la gauche ne peut se satisfaire d’une politique qui, au nom de la modernisation économique, laisserait se distendre le lien social.
Concluant la convention de mars 1996, Lionel Jospin fixait comme objectif aux socialistes de “ bâtir un nouveau compromis social-démocrate en Europe ”. C’est au fond là que réside l’essentiel des divergences qui nous séparent de la réflexion engagée par Tony Blair et Gerhard Schröder. Pour nous, ce nouveau compromis réside dans l’abandon par l’Etat de son rôle d’agent économique mais le maintien d’une vigilance et d’une solidarité sociales renforcées.

Le nouveau compromis social

L’idée qui fonde le “ centre gauche ” est que les social-démocraties doivent désormais s’appuyer de manière privilégiée sur les classes moyennes et relayer leurs intérêts. Cette position n’est pas acceptable parce qu’il n’est pas possible d’opposer des catégories sociales entre elles, et parce qu’aucune politique social-démocrate ne peut se revendiquer comme telle en ne faisant pas le choix résolu de soutenir ceux qui sont au bas de l’échelle sociale ou en voie de marginalisation. Le combat pour l’égalité reste au cœur d’un projet social-démocrate.

Nos sociétés développées se sont profondément transformées depuis une vingtaine d’années. Progressivement, à la différenciation par classes sociales s’est substituée une opposition beaucoup plus vive entre ceux qui participent au processus productif et aux échanges sociaux et ceux qui, à l’inverse, en sont momentanément ou durablement exclus.

Or, l’exclusion et la précarité sociale favorisent la dissolution des liens sociaux bien plus que les inégalités classiques entre classes sociales structurées. Une politique de gauche ne peut se limiter à défendre le marché et la compétitivité des entreprises. Elle doit aussi faire de la réduction des inégalités sa priorité. Or, compte tenu de la montée des phénomènes de précarité et de marginalisation sociales, la réduction des inégalités passe par une politique volontariste d’intégration sociale en direction de ceux qui sont menacés d’exclusion.

Telle est, me semble-t-il, l’analyse que font les socialistes français. Cela implique trois différences importantes avec celle qu’exposent les tenants du “ centre gauche ” dans le manifeste Blair-Schröder comme dans d’autres écrits politiques ou universitaires.

T. Blair et G. Schröder ne nient évidemment pas la montée de l’exclusion. Ils lui opposent un appel à la responsabilité individuelle. En d’autres termes, ils considèrent que c’est par l’effort de chacun, la mise en œuvre de solidarités de proximité - la famille, la communauté, fréquemments évoquées - que les individus concernés échapperont à l’assistance.

Nous ne pouvons souscrire à cette démarche. Non seulement parce qu’elle revient à faire de l’assistance un choix consenti, ce qui reste très marginal, mais surtout parce qu’elle admet un fonctionnement social autour de petites collectivités, sans jamais faire référence à des valeurs collectives. L’ intégration sociale résulte de la possibilité pour un individu d’être un citoyen, c’est-à-dire un acteur à part entière d’une histoire collective. Le socialisme historique a excessivement ignoré les individus au nom des intérêts collectifs ; ne tombons pas dans l’excès inverse qui voudrait que la solidarité ne soit plus qu’un projet individuel.

Àces conceptions diff é rentes de la solidarité, s’ajoutent logiquement des analyses différentes de la responsabilité. Qui peut nier le caractère essentiel de la responsabilité des individus face aux règles sociales ? Mais sommes-nous si sûrs que la “ responsabilité civique ”, selon la formule d’Anthony Giddens, théoricien du blairisme, suffisent à dépasser ou corriger les inégalités sociales et économiques ? Je crois que l’on peut opposer à cela une conception de la responsabilité collective et sociale qui consiste non pas à créer de nouveaux droits ou des droits spécifiques mais à permettre que les droits de tous soient bien ceux de chacun, que la responsabilité individuelle trouve effectivement matière à s’exercer. C’est le choix fait par la politique de Lionel. Jospin et Martine. Aubry. Dès lors, le rôle de la puissance publique est aussi de garantir contre les risques, d’assurer les individus face aux ruptures.

La modernisation de l’Etat providence

Nous ne pensons pas que le poids des politiques publiques soit une source de chômage. La réduction des déficits budgétaires, économiquement souhaitable, n’exclut pas le maintien de priorités sociales fortes. C’est le choix fait pour la France depuis deux ans et dont le succès est très largement reconnu.

Cela n’exclut pas que la poursuite de la modernisation de nos politiques publiques est nécessaire dans deux directions en particulier :
     En premier lieu, les politiques publiques doivent prioritairement concerner les secteurs de soutien au développement des personnes. L’éducation et la formation doivent rester prioritaires. La santé également. A cet égard, il y a indiscutablement des proximités fortes entre travaillistes Britanniques et socialistes Français.

     Les politiques sociales ne sont plus seulement des politiques de prise en charge des difficultés, mais constituent un accompagnement individualisé des personnes.

     Par ailleurs, les politiques publiques souffrent d’un défaut d’évaluation. La mise en œuvre d’orientations décidées par le gouvernement ou votées par le Parlement peut se révéler décevante. Il y a là un vrai défi pour l’efficacité de l’Etat providence. L’ Assemblée nationale commence à mettre en œuvre des procédures de suivi des lois votées. Au-delà, une appréciation précise des résultats obtenus et des blocages constatés constituerait une réelle modernisation des politiques publiques.



Le texte de Blair-Schröder ne constitue pas une plateforme de modernisation des sociaux-démocrates. Sa force est de rendre compte du soutien des partis sociaux-démocrates aux forces productives, de leur volonté d’accompagner et d’encourager l’innovation et l’esprit d’entreprise. Mais cela ne peut se faire que dans le cadre d’un compromis social revendiqué dont l’objectif doit rester la lutte contre les inégalités.


Page précédente Haut de page
PSinfo.net : retourner à l'accueil

[Les documents] [Les élections] [Les dossiers] [Les entretiens] [Rechercher] [Contacter] [Liens]