Troisième voie :
quelles sont les divergences ?

par Henri Weber, sénateur de la Seine-Maritime, secrétaire national du Parti socialiste


 
L’émotion suscitée par le Manifeste de Tony Blair et de Gerhard Schröder s’explique sans doute par le moment où il a été publié : à cinq jours des élections européennes et alors que les quinze partis sociaux-démocrates constituant le PSE étaient censés faire campagne ensemble sur un Manifeste Commun, adopté solennellement au congrès de Milan les 1er et 2 mars 1999, en présence de tous les leaders...

En lui-même, ce texte ne comporte aucun élément nouveau par rapport aux prises de positions antérieures du " New Labour " et du " Nouveau Centre ".

Sa qualité de profession de foi électorale, lui confère néanmoins une netteté que d’autres textes programmatiques n’avaient pas et permet de mieux situer où sont les convergences et les divergences.

La social-démocratie européenne est engagée aujourd’hui dans un vaste débat refondateur, comme elle en a connu déjà plusieurs au cours de son histoire. Il ne s’agit de rien de moins que de redéfinir le rôle, le programme, le système d’action de la gauche, dans le nouveau contexte historique de cette fin de siècle. Les dissonances ne manquent pas : les " nouvelles voies " que proposent les socialistes hollandais, danois, italiens ou portugais diffèrent substantiellement entre elles et ne sont pas réductibles à la " troisième voie " définie par le New Labour. Le congrès de l’Internationale socialiste, convoqué en novembre 1999 à Paris, sera l’occasion d’une première synthèse.

Dans ce débat, il convient d’éviter les caricatures : le New Labour de Tony Blair n’est pas réductible à un " tatchérisme à visage humain ", pas plus que le socialisme français n’est assimilable à la " vieille gauche étatiste ", qui ne sait qu’augmenter les dépenses, les impôts et les contraintes.

Le gouvernement de Tony Blair a signé la Charte Sociale de l’Union Européenne, crée 150 000 emplois-jeunes, institué le SMIC, accru les dépenses publiques pour l’Education et la Santé, en taxant les profits des entreprises récemment privatisées. Il s’est clairement et courageusement prononcé pour l’adhésion de la Grande-Bretagne à l’Euro et pour une défense européenne autonome au sein de l’Alliance Atlantique. Il a entrepris la modernisation démocratique des institutions reconnaissant une large autonomie à l’Ecosse et au Pays de Galles. Sa démarche vise à répondre au dilemme de toute la social-démocratie européenne : comment concilier dynamisme économique et progrès social, efficacité et solidarité, dans le nouvel âge du capitalisme ?

Les leaders du New Labour ont fait leur la formule de Lionel Jospin : " nous sommes pour une économie de marché, mais nous sommes contre une société de marché ", signifiant qu’à leurs yeux comme aux nôtres, c’est la société qui doit commander à l’économie et non l’économie à la société.

De leur filiation social-démocrate ils ont conservé la volonté de garantir la solidarité et l’égalité des chances entre les citoyens et la protection sociale pour tous.

Mais dans le même temps, il ont poursuivi les privatisations des services publics, commencées par les conservateurs - il est question aujourd’hui de privatiser le métro de Londres, après son électricité - et ont scrupuleusement respecté leur promesse de laisser la redistribution sociale au niveau où l’avait ramenée Margaret Thatcher.

Les socialistes français savent bien, de leur côté, que pour réussir notre passage de la société industrielle à la société de l’information, ou comme disent les anglais, à la société de services fondée sur la connaissance, il faut favoriser l’initiative, la créativité de tous les acteurs sociaux, et notamment, celles des chefs d’entreprise. Le gouvernement de Lionel Jospin s’est engagé à stabiliser puis à réduire la dépense publique, à réformer la fiscalité dans un sens favorable à l’emploi, à l’investissement et à la consommation ; à la libre disposition aussi par les citoyens-consommateurs d’une part accrue de leurs revenus. Il ne ménage pas ses efforts pour créer un environnement favorable à la création et au développement des entreprises. Non sans un certain succès : notre pays ne se situe-t-il pas au troisième rang mondial pour l’accueil des investissements étrangers ?

Les divergences sont ailleurs. Elles portent sur le rôle économique et social de la puissance publique ; le contenu de la réforme nécessaire de l’État-providence ; la conception de la " flexibilité " du travail ; le rôle et la place des services publics dans notre société ; le projet de civilisation dont le socialisme démocratique est porteur.

 - néo-libéraux et néo-keynésiens -

Un premier désaccord réside dans l’appréciation du capitalisme contemporain. Celle des socialistes français est assurément moins confiante à l’égard des forces du marché et de leur capacité de régulation spontanée que celle des " nouveaux travaillistes ".

Pour Tony Blair et ses conseillers, le capitalisme, au total, ça marche bien. Les marchés sont toujours plus intelligents que les gouvernements, les chefs d’entreprises privées toujours mieux avisés que les fonctionnaires. Il faut libérer leur initiative et adapter les acteurs sociaux aux changements que leur dynamisme génère. L’Etat doit se désengager de la production des biens et des services. Pour ce qui concerne le nécessaire contrôle de la société sur l’activité économique, les agences indépendantes de régulation et le développement du droit y pourvoiront mieux que ne sauraient le faire la bureaucratie d’Etat.

Les socialistes français reconnaissent les mérites éminents de l’économie de marché, mais ils en soulignent aussi les limites. Selon eux, les forces du marché ne conduisent spontanément ni à l’optimum économique ni à l’optimum social. Elles peuvent mener au contraire à la dégradation de la nature et à la désagrégation de la société. Les peuples des anciens " tigres " et " dragons " du Sud-Est asiatique, ceux du Brésil et de biens d’autres pays d’Amérique Latine en savent quelque chose. L’Occident développé lui-même n’est pas à l’abri des krachs financiers et commerciaux, comme l’a opportunément rappelé en septembre 1998 la faillite du fond spéculatif LTCM. " Le capitalisme est une force qui va, mais qui ne sait pas où elle va ", rappelait Lionel Jospin à l’Université d’été du Parti socialiste en août dernier à la Rochelle, dans un propos que les " nouveaux travaillistes " ne citent guère. Autrement dit, elle peut aussi aller dans le mur, les peuples doivent se donner les moyens d’agir sur son cours.

Pour les socialistes français, une politique macro-économique active reste donc nécessaire pour assurer une croissance forte, durable, respectueuse de l’environnement et riche en emplois. Les modalités d’une telle politique, son aire de déploiement, doivent changer substantiellement, pas son intensité. D’où leur engagement ancien et constant pour la construction d’une Europe-puissance et d’une monnaie unique européenne. Leur volonté d’instituer face à la Banque Centrale européenne, un pouvoir économique fort, capable de coordonner les politiques économiques des états-membres, de mettre en oeuvre un programme de grands travaux, d’harmoniser les législations fiscales et sociales, de conduire une " policy mix " aussi efficace que celle que mènent depuis 10 ans les américains, sous la houlette d’Alan Greenspan et de Bill Clinton. Leur détermination aussi à édifier une " nouvelle architecture " du système financier et monétaire international, à promouvoir de nouvelles règles prudentielles, afin de prévenir le retour de crises spéculatives du type de celles de 1997 et 1998.

Sur le plan économique le New Labour est néo-libéral, le P.S. français néo-keynésien. Il ne partage pas les analyses d’Anthony Giddens, le théoricien de la 3ème voie, selon lesquelles les techniques néo-keynésiennes sont dépassées, même dans le cadre continental de l’Union européenne. Le gouvernement de Lionel Jospin a renforcé la croissance, en 1998, par une politique de relance de la demande et de l’investissement. Une telle politique conduite à l’échelle de l’Union européenne aurait des effets encore plus probants.

- rénover l’État-providence -

Un second désaccord porte sur la politique de redistribution sociale. Tony Blair s’est engagé à ne pas revenir sur les réformes fiscales et sociales instituées par Margaret Thatcher et s’en est tenu, jusqu’à ce jour, à cet engagement. Pendant combien de temps cette politique de faible redistribution sera-t-elle compatible avec cet autre engagement pris par le New Labour : doter la Grande-Bretagne d’un système d’Education, de santé, de sécurité, d’équipements collectifs digne d’une grande démocratie ? C’est à nos amis travaillistes de l’apprécier, mais qui ne voit qu’il y a là une contradiction et une difficulté flagrantes pour le " New-labour " ?

Les socialistes français sont pour une réforme, soigneusement négociée avec tous les partenaires sociaux, non seulement de l’État-providence, mais aussi de l’Etat-régalien.

Tout comme les amis de Tony Blair, ils sont pour développer les politiques actives de soutien à l’emploi plutôt que les politiques passives d’assistance aux chômeurs. Après tout, l’initiative des emplois-jeunes, celle de l’aménagement et de la réduction du temps de travail à 35 et 32 heures s’inscrivent, à leur manière, dans cette orientation.

Ils sont pour rationaliser et moderniser les systèmes de retraite et de santé, responsabiliser tous les acteurs : assurés sociaux, prestataires de services, gérants des différents caisses. Ils sont pour une individualisation accrue des procédures de prise en charge et aussi pour la couverture des risques nouveaux : déqualification, chômage de longue durée, exclusion.

Mais ils sont résolument contre toute tentation de démantèlement de ces systèmes de protection.

Ils considèrent comme factice l’opposition avancée par le New Labour entre les " investissement sociaux " (éducation, qualification, santé...), légitimes, car visant le retour à l’emploi des chômeurs ; et les " aides sociales ", pernicieuses, car génératrices d’une " culture d’assistance " et d’une société d’assistés. Dans nos sociétés vieillissantes et soumises à un changement accéléré, ces deux types d’action sociale sont également nécessaires.

- souplesse oui, précarité non -

Un troisième point de friction concerne la flexibilité du marché du travail. Les socialistes comprennent les besoins de souplesse qu’éprouvent les entreprises pour améliorer leur réactivité, leur compétitivité ou pour mieux satisfaire les consommateurs. Mais l’impératif de souplesse ne doit pas se traduire par un retour au travail taillable et corvéable à merci. La flexibilité ne doit pas être l’autre nom de la précarité généralisée. La force de travail n’est pas une marchandise comme une autre. Les salariés sont aussi des consommateurs, des personnes et des citoyens. L’assouplissement du marché et de l’organisation du travail doit être consentie et non imposée unilatéralement par les employeurs, et pour cela, elle doit résulter d’accords mutuellement avantageux, " gagnants-gagnants ".

- société mixte -

D’autres dissonances existent encore, sur la place et le rôle des services publics dans nos démocraties. Les socialistes français restent partisans de la " société mixte ", combinant secteur privé marchand, services publics et tiers-secteur d’économie sociale. La rénovation et le développement des services publics leur tient particulièrement à coeur, même s’ils admettent que les missions de services publics peuvent être parfois déléguées.

- poursuivre une civilisation du temps libéré -

D’autres désaccords ont trait au projet à moyen et à long terme des socialistes et sont symbolisés par la question de l’aménagement et de la réduction du temps de travail. La nouvelle révolution technologique met à notre portée la semaine de 35 heures, de 4 jours, ou d’autres formules qui accroîtraient considérablement le temps libre. Les socialistes français sont très attachés à cet objectif, en partie pour lutter contre le chômage, mais aussi et surtout pour permettre aux salariés de bénéficier eux aussi des progrès techniques et favoriser l’essor d’une nouvelle civilisation. Les tenants de la " troisième voie " n’y accordent pas, c’est le moins que l’on puisse dire, la même importance.

Ces oppositions sont, pour beaucoup, liées aux différences des situations nationales. Pour revenir au pouvoir, après 18 ans de règne conservateur, les travaillistes devaient gagner la confiance des nouvelles couches moyennes salariées, allergiques aux augmentations d’impôt. L’élection des députés au scrutin uninominal à un tour, assurait au New Labour le monopole de la représentation de la gauche et le dispensait de toute stratégie d’alliance. L’ancien mode d’insertion de l’économie britannique dans la division internationale du travail, fondé sur sa puissance industrielle, déjà fort mal en point en 1979, a été détruit par la " révolution conservatrice " tatchérienne. Le nouveau mode d’insertion qui lui a été substitué - puissance de la City et, plus généralement des services ; attractivité du territoire britannique pour les investisseurs étrangers -, constituait une réalité avec laquelle les travaillistes devaient compter et présentait des avantages comparatifs qu’ils entendent préserver.

Mais ces oppositions renvoient aussi, on l’a vu, à des désaccords idéologiques. Le libéralisme de gauche proposé par Tony Blair fait l’impasse sur les conflits d’intérêt qui divisent nos sociétés. Il ne tient pas suffisamment compte des aspirations et des intérêts légitimes de l’autre base de la social-démocratie, celle qui fut autrefois, et demeure pour une large part, son cœur : les ouvriers et les employés les plus modestes. Il est difficilement exportable sur notre continent comme l’attestent les réactions actuelles au sein du SPD. Les sociaux-démocrates hollandais ou danois, réputés novateurs, sont parvenus à diviser par deux leur chômage en 7 ans, sans démanteler leur Etat-Providence, ni leur système de négociation collective entre patronat et syndicat, et en conservant un haut niveau de redistribution sociale.

Le débat va donc se poursuivre et s’amplifier au sein de PSE. Un premier bilan sera dressé au prochain congrès de l’Internationale socialiste, en novembre 1999, à Paris.

Le premier Ministre britannique chante les louanges du pragmatisme. L’entreprise de rénovation de la social-démocratie dont il se veut un champion en est, selon lui, à ses débuts et est appelée à évoluer en fonction de ses résultats et de l’expérience. Sa base électorale la plus populaire vient de se rappeler à son bon souvenir. Gageons que Tony Blair, et Gehrard Schröder en tireront les enseignements.
Henri Weber

Texte paru dans La Revue Socialiste, numéro 1 - Printemps 1999
" Socialisme européen : vers une nouvelle voie ".


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