Troisième voie :
où sont les divergences ?

Henri Weber
Point de vue signé par Henri Weber, sénateur de la Seine-Maritime, paru dans le quotidien Le Monde daté du dimanche 20 juin 1999


 
L'appel de Tony Blair et Gerhard Schröder, à la veille de l'élection européenne, n'a pas été entendu par ceux auxquels il était adressé : les électeurs modérés des nouvelles classes moyennes, allergiques à l'impôt. Il n'a été que trop bien entendu, en revanche, par ceux auxquels il ne s'adressait pas : les électeurs des classes populaires, aspirant à plus de justice sociale, d'égalité, d'action de l'Etat. Les premiers sont en partie retournés à droite, les seconds sont massivement restés chez eux. Il n'en faut pas davantage pour que ceux-là mêmes qui chantaient les louanges du New Labour commencent à sonner son glas. « La troisième voie, ça a eu payé, expliquent-ils, mais ça ne paie plus. »

Mais qu'est-ce que cette « troisième voie » promise il y a peu à un grand avenir et qui serait aujourd'hui à la peine ? Et en quoi consistent les deux premières - parmi lesquelles la « voie française » - qui auraient, elles aussi, quelques soucis à se faire ? Evitons les caricatures : le New Labour de Tony Blair n'est pas réductible à un « thatchérisme à visage humain », pas plus que le socialisme français n'est assimilable à la « vieille gauche étatiste » qui ne sait qu'augmenter dépenses, impôts et contraintes.

Le gouvernement de Tony Blair a signé la Charte sociale de l'Union européenne, créé 150 000 emplois-jeunes, institué le SMIC, accru les dépenses publiques pour l'éducation et la santé, en taxant les profits des entreprises récemment privatisées. Il s'est clairement et courageusement prononcé pour l'adhésion de la Grande-Bretagne à l'euro et pour une défense européenne autonome au sein de l'Alliance atlantique. Il a entrepris la modernisation démocratique des institutions. Sa démarche vise à répondre au dilemme de toute la social-démocratie européenne : comment concilier dynamisme économique et progrès social, efficacité et solidarité, dans le nouvel âge du capitalisme ? Les leaders du New Labour ont fait leur la formule de Lionel Jospin : « Nous sommes pour une économie de marché, mais nous sommes contre une société de marché.  » A leurs yeux comme aux nôtres, c'est la société qui doit commander à l'économie et non l'économie à la société. De leur filiation social-démocrate, ils ont conservé la volonté de garantir la solidarité et l'égalité des chances entre les citoyens et la protection sociale pour tous.

Mais, dans le même temps, ils ont poursuivi les privatisations des services publics, commencées par les conservateurs, et scrupuleusement respecté leur promesse de laisser la redistribution sociale au niveau où l'avait ramenée Margaret Thatcher.

Nous savons bien que pour réussir le passage de la société industrielle à la société de l'information, il faut favoriser l'initiative, la créativité de tous les acteurs sociaux et, notamment, celles des chefs d'entreprise. Le gouvernement de Lionel Jospin s'est engagé à stabiliser puis à réduire la dépense publique, à réformer la fiscalité dans un sens favorable à l'emploi, à l'investissement et à la consommation ; à la libre disposition, aussi, par les citoyens-consommateurs d'une part accrue de leurs revenus. Il ne ménage pas ses efforts pour susciter un environnement favorable à la création et au développement des entreprises. Non sans un certain succès : notre pays se situe au troisième rang mondial pour l'accueil des investissements étrangers.

Les divergences sont ailleurs. Un premier désaccord réside dans l'appréciation du capitalisme contemporain. Celle des socialistes français est assurément moins confiante à l'égard des forces du marché et de leur capacité de régulation spontanée que celle des « nouveaux travaillistes ». Pour Tony Blair et ses conseillers, le capitalisme, au total, ça marche bien. Les marchés sont toujours plus intelligents que les gouvernements, les chefs d'entreprises privées toujours mieux avisés que les fonctionnaires. Les socialistes français reconnaissent les mérites éminents de l'économie de marché, mais ils en soulignent aussi les limites : les forces du marché ne conduisent spontanément ni à l'optimum économique ni à l'optimum social. Elles peuvent mener au contraire à la dégradation de la nature et à la désagrégation de la société.

Pour nous, une politique macroéconomique active reste nécessaire pour assurer une croissance forte, durable, respectueuse de l'environnement et riche en emplois. Les modalités d'une telle politique, son aire de déploiement, doivent changer substantiellement, pas son intensité. D'où notre engagement ancien et constant pour la construction d'une Europe-puissance et d'une monnaie unique européenne ; notre volonté d'instituer, face à la Banque centrale européenne, un pouvoir économique fort, capable de coordonner les politiques économiques des Etats membres, de mettre en oeuvre un programme de grands travaux, d'harmoniser les législations fiscales et sociales, de conduire une « policy mix » aussi efficace que celle que mènent, depuis dix ans, les Américains. Notre détermination, enfin, à édifier une « nouvelle architecture » du système financier et monétaire international, à promouvoir de nouvelles règles prudentielles, afin de prévenir le retour de crises spéculatives du type de celles de 1997 et 1998.

Sur le plan économique, le New Labour est néolibéral, le PS néokeynésien. Il ne partage pas les analyses d'Anthony Giddens, le théoricien de la troisième voie, selon lesquelles les techniques néokeynésiennes sont dépassées, même dans le cadre continental de l'Union européenne (UE). Le gouvernement de Lionel Jospin a renforcé la croissance, en 1998, par une politique de relance de la demande et de l'investissement. Une telle politique conduite à l'échelle de l'UE aurait des effets encore plus probants.

Deuxième désaccord : combien de temps la politique de faible redistribution sociale de Tony Blair sera-t-elle compatible avec un autre engagement du New Labour : doter la Grande-Bretagne d'un système d'éducation, de santé, de sécurité, d'équipements collectifs digne d'une grande démocratie ? A nos amis travaillistes de l'apprécier. Il y a là une contradiction et une difficulté flagrantes pour le New Labour.

Les socialistes français considèrent comme factice l'opposition avancée par le New Labour entre les « investissements sociaux » (éducation, qualification, santé...), légitimes, car visant le retour à l'emploi des chômeurs ; et les « aides sociales », pernicieuses, car génératrices d'une « culture d'assistance » et d'une société d'assistés. Dans nos sociétés vieillissantes et soumises à un changement accéléré, les deux types d'action sociale sont également nécessaires.

Troisième point de friction : la flexibilité du marché du travail. Les socialistes comprennent les besoins de souplesse qu'éprouvent les entreprises pour améliorer leur réactivité, leur compétitivité ou mieux satisfaire les consommateurs. Mais l'impératif de souplesse ne doit pas se traduire par un retour au travail taillable et corvéable à merci. La flexibilité ne doit pas être l'autre nom de la précarité généralisée. La force de travail n'est pas une marchandise comme une autre. Les salariés sont aussi des consommateurs, des personnes et des citoyens. L'assouplissement du marché et de l'organisation du travail doit être consenti et non imposé unilatéralement par les employeurs et, pour cela, il doit résulter d'accords mutuellement avantageux. D'autres dissonances existent encore : sur la place des services publics, la réduction du temps de travail comme vecteur du progrès de notre civilisation et de notre démocratie.

Ces oppositions, liées aux différences des situations nationales, renvoient aussi, on l'a vu, à des désaccords idéologiques. Le libéralisme de gauche proposé par Tony Blair fait l'impasse sur les conflits d'intérêt qui divisent nos sociétés. Il ne tient pas suffisamment compte des aspirations et des intérêts légitimes de l'autre base de la social-démocratie, celle qui fut autrefois, et demeure pour une large part, son cœur : les ouvriers et les employés les plus modestes. Il est difficilement exportable, comme l'attestent les réactions actuelles au sein du SPD. Les sociaux-démocrates hollandais ou danois, réputés novateurs, sont parvenus à diviser par deux leur taux de chômage en sept ans, sans démanteler leur Etat-providence, ni leur système de négociation collective entre patronat et syndicat, et en conservant un haut niveau de redistribution sociale.

Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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