Déclaration d'Henri Emmanuelli à la tribune du Congrès national de Grenoble du Parti socialiste


 Discours prononcé le samedi 25 novembre 2000.
 

Chers camarades, contrairement à ce que j'ai pu entendre parfois et pour aussi surprenant que cela puisse paraître, nous avons présenté une motion aux militants non pas pour faire un amendement budgétaire, mais pour contribuer au débat, affirmer des positions politiques et permettre à notre parti d'asseoir la légitimité de ses orientations sur la légitimité du vote, ce qui est je crois, précisément, la justification de ce type d'action.

Y avons-nous réussi ?

Sur la revitalisation du débat militant qui est désormais derrière nous, il nous faut je crois, collectivement, rester modestes. Bien que la fonction première d'un parti soit d'élaborer une pensée collective pour structurer les débats publics, la faiblesse de la participation des militants au vote ne permet à personne d'être satisfait, je crois.

C'est dire que depuis ce fameux traumatisme de Rennes, nous avons progressivement perdu le goût et l'habitude de la confrontation d'idées. C'est noter que notre Parti ne se renouvelle peut-être pas suffisamment. C'est constater que la difficulté à régler la marge d'autonomie du Parti par rapport au Gouvernement lorsque nous sommes au pouvoir n'est pas vraiment résolue, à supposer qu'elle ait une solution dans le cadre du carcan institutionnel de la Vème République, qui plus est, en période de cohabitation.

Certes, j'ai bien noté dans les explications données que l'absence d'enjeux de pouvoir en serait une parmi d'autres, mais je voudrais faire observer que l'on ne peut successivement brandir les fameux enjeux de pouvoir comme une menace pour limiter le débat et l'utiliser ensuite comme alibi pour expliquer sa faiblesse. Il faudra choisir si nous voulons éviter que tous les arguments ne soient bons pour confiner à terme les militants dans le rôle de supporters que leur assigne le concept de démocratie de marché qui se résume en trois propositions : un leader, une équipe, un programme ou plutôt une "offre" politique comme disent les techniciens du marketing. Une conception chère aux théoriciens anglosaxons que l'état de la démocratie américaine ne rend pas vraiment convaincant.

Sur ce premier objectif donc, une certaine modestie s'impose à nous tous, je crois, avec mention : peut mieux faire.

Sur l'affirmation des positions politiques qui elle, est encore devant nous puisqu'elle se prolonge dans ce Congrès, la réalité est plus encourageante. Le fait que les deux motions minoritaires atteignent à elles deux 28 % malgré les pesanteurs et les inhibitions inhérentes à notre fonctionnement est je crois important, car malgré les différences , et il y en a, ces deux motions reposent sur la conviction que désormais, la ligne de partage entre le libéralisme économique et la social démocratie ne passe plus seulement entre droite et gauche, mais qu'elle traverse de plus en plus souvent la social démocratie européenne elle-même, et ceci, au moment où les fondements du communisme et que la domination idéologique de la mondialisation voient reposer sur les épaules de la social démocratie et de l'internationale socialiste l'essentiel des espérances des peuples réprouvées et la défense du système de valeurs que la gauche a péniblement arraché aux souffrances de l'histoire.

De cette dérive, les exemples sont nombreux : de la troisième voie au nouveau centre, en passant par l'orthodoxie monétariste affichée par une majorité de leaders socialistes contre nos propres leaders lors du Sommet de Malmö à la veille d'Amsterdam. Il est évident que l'opportunisme de gouverner l'emporte sur la défense des valeurs égalitaires qui sont inséparables du socialisme.

Il est tout aussi évident que la dévotion à l'adaptation, comme on dit, ce pauvre euphémisme si largement utilisé pour cacher l'indigence du renoncement, n'est là en réalité que pour justifier des conduites de soumission. D'Amérique du Sud, d'Afrique, d'Asie, quelle image du socialisme démocratique rencontre le regard des peuples qui se tournent vers lui avec l'hallucinante fixité des ventres creux ? Ils sont si résignés ces regards, si lointains, si étrangers à la problématique fiscale des stock options, presque aussi étrangers que celui de nos salariés moyens qui sont pourtant des riches par rapport à eux.

Vous l'aurez compris, mes chers camarades, je suis de ceux qui pensent que si le libéralisme avance en Europe, c'est parce que la social démocratie recule et que c'est donc à l'intérieur de cette social démocratie qu'il faut mener bataille.

Et nous, dans tout cela, nous sommes différents, c'est vrai, et durement critiqués d'ailleurs pour cette différence (la Commission Européenne, un jour, M. Duisenberg le lendemain nous le font savoir régulièrement, l'OCDE ne s'en prive pas de son côté), différents parce qu'en trois ans, notre Gouvernement a fait une double démonstration :

Il a montré que le chômage n'était pas une réalité indépassable, que le plein emploi n'était pas devenu une utopie, que le progrès n'était pas forcément l'ennemi de l'homme et il a prouvé simultanément que, contrairement à ce que nous assénaient les zélateurs du libéralisme, on peut conjuguer bonne santé économique et progrès social, on peut caracoler en tête de la croissance européenne tout en faisant d'importantes réformes sociales.

Ce faisant et pour ne pas entrer dans un bilan qui a été largement évoqué par de nombreux orateurs de la motion 1, que je ne voudrais pas concurrencer, il a largement contribué à revaloriser le volontarisme et donc la politique.

Pour autant, malgré cette différence et malgré nos succès, tout ne va pas pour le mieux. Notre Parti, même s'il se comporte beaucoup mieux que d'autres, n'échappe pas à certaines ambiguïtés, à certaines tentations.

Comment expliquer autrement le retour en force de la vieille rengaine libérale destinée à culpabiliser les salariés pour qu'ils se tiennent tranquilles à propos du prétendu choix qu'il faudrait faire entre création d'emplois, d'un côté, et augmentation de salaires, de l'autre ? Pourquoi réexhumer ce postulat usé, grossier, qui constitue le cœur de la politique libérale et qui n'a jamais été confirmé nulle part ? Pourquoi à nouveau ce refrain que psalmodiaient déjà ceux qui ne concevaient pas la réduction du temps de travail sans baisse de salaire ? Pourquoi cette vieille ruse du partage entre salariés, pour éviter la question de la répartition entre salaires et capital ?

Non, mes camarades, le montant de la feuille de paye n'est pas l'ennemi de l'emploi et ce n'est pas au Parti socialiste d'opposer chômeurs et salariés. Regardez d'ailleurs en Europe le montant des salaires et celui des taux de chômage et vous saurez où est la vérité.

Pour notre part, au vu de l'évolution des revenus du capital au cours des dernières années, qu'il s'agisse de l'explosion de l'impôt sur les sociétés ou des dividendes financiers, nous avons la faiblesse de penser que la hausse du pouvoir d'achat salarial, qui a été de 0,6 % pour le salaire moyen en 1999, ne serait pas un luxe.

De même, s'il n'y avait pas d'ambiguïtés, comment expliquer la remontée en force du discours sur les déficits d'aujourd'hui qui deviendront les dettes de demain ? Comment interpréter cet accès de frugalité en période de croissance ?

A l'évidence, quand on s'offre pendant l'été la plus grande baisse d'impôts depuis cinquante ans, on se retrouve, l'automne venu, quelque peu dépourvu. Diminuer les recettes ne facilite pas la réduction des déficits, c'était déjà écrit dans l'Almanach Vermont !

Non, comme dit notre rapporteur général du budget dans une brillante interview, tout n'est pas possible. C'est bien connu. Mais c'est justement parce que tout n'est pas possible que, gouverner, c'est choisir !

Quant à l'importante question de la démocratie sociale, bien que je n'aime pas l'expression depuis que le Président du Medef oppose la démocratie sociale à la démocratie politique et qu'il est d'ailleurs relayé dans cet exercice périlleux par une voix connue, qui oppose la légitimité de la société civile à celle du suffrage universel (cela devait finir par arriver, au nom de la bonne gouvernance), il va nous falloir là aussi, je crois, éclairer le sujet.

Il ne suffit pas de prévoir que, pour l'avenir, il nous faudra changer la loi pour que la ratification d'un accord implique une majorité syndicale. Il faut nous dire clairement ce que va devenir l'affaire de l'UNEDIC et ce qu'est notre position face à la refondation sociale. Légitime ou illégitime ? Nous dire aussi si le Parlement va être consulté ou si le contrat minoritaire l'emportera sur la loi, après que nous ayons largement proclamé la supériorité de la loi sur le contrat. Ce n'est pas une affaire simple.

Face à l'arrogance politique du Medef, bien décidé à imposer son point de vue qui consiste, comme l'avoue l'irremplaçable M. Kessler, à remplacer notre système égalitaire de protection sociale collective par le système inégalitaire de l'assurance privée, qu'allons-nous décider à la fin ?

Le peuple de gauche nous regarde, une majorité syndicale qui résiste courageusement aussi, dont il serait inacceptable qu'elle soit désavouée. Nous n'avons pas droit à l'erreur.

Pour notre part et nous n'avons cessé de le dire, c'est évidemment non.

Toujours sur le plan social, comment compte-on concilier la priorité à l'emploi, réaffirmée avec justesse par notre Premier ministre, avec des cotisations patronales dissuasives pour l'embauche dans la mesure où elles sont exclusivement liées à la feuille de paye ? Comment parviendra-t-on, si l'on n'associe pas le capital au financement de la protection sociale, comme nous l'avons fait pour les cotisations salariales avec la CSG, à préserver une assiette suffisante et crédible face au développement des formules d'association capital-travail que sont les stock-options, d'un côté, et l'épargne salariale, de l'autre ?

Bref, pourquoi avons-nous renoncé, je l'espère à titre provisoire, à asseoir les cotisations patronales sur l'ensemble de la richesse produite par les hommes et les machines, alors que nous l'avions inscrit dans notre petit livre vert de 1997 ?

Et pourquoi, alors que nous étions un certain nombre à demander la baisse de la CSG, c'est vrai, au taux minoré de 3,5 %, a-t-on choisi d'exempter complètement un grand nombre de salariés, malgré l'avis de la ministre des Affaires sociales, il faut le préciser, prenant ainsi le risque regrettable de rééditer à terme l'erreur commise avec l'impôt sur le revenu (je fais évidemment allusion au rétrécissement de l'assiette) ?

Nous souhaitons, mes chers camarades, sur tous ces points, qui ne sont pas des points de détail, des réponses claires.

Enfin, que comptons-nous faire réellement pour mettre un terme aux abus de la précarité et du temps partiel imposé dont les femmes et les jeunes sont les premières victimes, dans un contexte où, par ailleurs, on nous parle sans cesse de goulot d'étranglement de la main d'œuvre ?

Il y aurait bien d'autres sujets, mais le temps m'est compté : la fiscalité, effectivement (celles et ceux qui croient que le peuple ne discerne pas l'injustice et le poids de la fiscalité indirecte le sous-estiment et se trompent lourdement), l'aménagement du territoire, la décentralisation, bref tous les sujets qui nous occupent.

Il y aurait aussi, pour sortir du présent et se tourner vers l'avenir, la question fondamentale de l'égalité numérique, de l'accès de toutes les personnes et de tous les territoires aux fréquences à haut débit, il y aurait la question encore plus difficile de l'égalité génétique qui va monter en puissance. Nous devons, sur ce sujet, prendre la responsabilité d'engager le débat public pour briser les tabous et les inhibitions et faire prévaloir le point de vue du progressisme qui a toujours été l'apanage de la gauche.

Il y a enfin l'évolution préoccupante de nos démocraties vers des formes oligarchiques où les technostructures et les instances autonomes d'arbitrage à l'anglo-saxonne vident la souveraineté populaire de l'essentiel de son pouvoir.

L'Europe telle qu'elle existe en est la caricature. Cela permet d'y décider (je ne dis pas lui permet de décider, je dis bien d'y décider) hors contrôle démocratique que la libre circulation des marchandises passe avant la sécurité alimentaire des personnes, que les pétroliers vont pouvoir continuer à souiller la mer pendant quinze longues années, ou que le travail est une marchandise comme les autres. Cela permet à la Cour de justice d'harmoniser la fiscalité européenne à coup d'arrêts successifs par dessus la tête de 16 Parlements ! Et cela va nous valoir sans doute et par nécessité de voter une loi d'habilitation confiant au gouvernement la possibilité d'agir par ordonnances pour faire entrer dans notre droit près de 50 directives d'un seul coup sans débat véritable ! Alain Vidalies a traité le sujet hier, je n'y reviens pas, mais j'attire l'attention sur l'urgence d'agir si l'on ne veut pas que l'Europe devienne un repoussoir.

Il y a aussi les lourdes menaces que la résurgence des nationalismes fait peser sur cette démocratie. Prenons-y garde, le nationalisme est une mystique que rien ne peut satisfaire et avec laquelle il est difficile de composer. L'enseignement généralisé du corse entraînera fatalement celui du basque et du breton, tout comme le non respect de la laïcité nous laissera dépourvus face au communautarisme et à ses dangers.

La démocratie, mes chers camarades, celle du pouvoir du peuple et du suffrage universel, est au cœur de la motion 3 qui se refuse à définir le socialisme de manière négative en se contentant de rappeler ce qui n'est pas ou ce qui ne peut pas être.

Oui à l'économie de marché, nous dit-on, mais non à la société de marché. On voit bien ce que veut dire le oui, on discerne moins bien notre capacité à honorer le refus, sauf à considérer qu'il n'existe plus de lien de causse à effet.

Pour notre part, nous avons cherché une définition plus positive. Nous pensons que le socialisme moderne n'est ni un dogme, ni un modèle pré-établi, ni un refus, mais une dynamique permanente au service du progrès et de la concrétisation de l'aspiration égalitaire sous toutes ses formes, le progrès comme moyen pour l'être humain de maîtriser son propre destin, le service de l'aspiration égalitaire, dont les composantes juridiques, politiques et sociales, sont indivisibles, comme un moyen d'étancher la soif de justice sociale qui est la marque des consciences évoluées par opposition à l'ordre inégalitaire et primaire des choses que le capitalisme cherche à perpétuer.

C'est dire que, contrairement à ce que je lis ou à ce que j'entends, notre premier souci n'est pas de nous situer dans le cubisme d'anticipation qui sévit dans la Capitale ou de constituer un syndicat de placement de plus, c'est prévenir que ce soir, dans la recherche d'une synthèse souhaitable, nous serons davantage préoccupés des réponses qui nous seront faites que des perspectives qui nous seront ouvertes. En toute hypothèse, au moment de l'action, qu'il s'agisse de l'élaboration du projet ou des batailles électorales, nous serons là, persuadés qu'en agissant comme nous le faisons nous servons le socialisme dans nos rangs et au-delà de nos rangs. Car il faut penser à celles et ceux qui ne sont pas parmi nous mais auraient vocation à y être, je pense à tous les militants sincères et courageux qui se battent hors nos murs dans les mouvements anti-mondialistes, humanitaires ou sociaux, je pense aux syndicalistes, aux mutualistes, à ceux qui nous ont quittés et qui pourraient revenir, je pense surtout aux femmes et aux hommes de gauche, si divers dans leurs sensibilités et dans leurs intérêts, dont les salariés constituent les gros bataillons, je pense à tous ces Français comme vous toutes et vous tous, que nous avons le devoir de rassembler pour assurer les conditions de leur propre victoire.

Ce soir, mes chers camarades, c'est à eux que nous penserons et à rien d'autre.


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