Besoin de pragmatisme

Claude Allègre
par Claude Allègre, professeur à l'université Denis-Diderot (Paris VII), ancien ministre de l'Education nationale.
Point de vue paru dans le quotidien Libération daté du 1er novembre 2004


 
Je remercie très sincèrement Paul Quilès d'avoir répondu à mon article. Ce faisant, il valide mieux que je n'aurais pu le faire mon statut de proeuropéen critique. Non, cher Paul Quilès, je n'ai pas changé d'avis, tout ce que j'ai écrit je le pense toujours et je peux faire miennes beaucoup des critiques que tu énumères ici. Depuis longtemps je suis très critique quant à la manière dont la construction européenne est menée, en particulier sa dérive imprégnée d'une pensée économique trop libérale. Et je n'ai pas attendu d'être dans l'opposition pour le dire, au risque de m'attirer les foudres des «Européens béats» ou des courtisans zélés, parfois de nos amis.

Au gouvernement, je n'ai cessé de dénoncer les dérives libérales, y compris les nôtres. J'ai refusé de présenter la loi sur les stock-options qu'on voulait joindre à ma loi sur l'innovation, j'ai été, au nom du gouvernement français, à Bruxelles, un adversaire des tentatives anglaises de « libéraliser » l'éducation, voire d'accepter son introduction dans les négociations de l'OMC. Toute ma vie, je n'ai cessé de défendre la notion de service public, y compris en regrettant qu'on y mette n'importe quoi, au risque de les déstabiliser tous. C'est ainsi que j'ai été un adversaire résolu de la déconstruction des PTT, que je suis contre la privatisation d'EDF ou d'Areva.

Mais je veux construire une Europe, car nous en avons besoin et le monde en a besoin. J'ai aussi compris que les fondements de la décision politique étaient, suivant la phrase d'un célèbre sociologue, « de choisir entre l'imparfait et l'inacceptable ». Et c'est François Mitterrand qui m'a fait comprendre cette vérité. Par l'exemple !

Pense-t-on que celui qui a dit le premier «pas d'élargissement avant approfondissement» et qui a proposé l'idée d'une confédération autour d'une fédération dans son discours de Prague s'est réjoui de voir l'Europe se précipiter dans l'élargissement ? Il l'a pourtant accepté. Pense-t-on qu'il était satisfait des penchants libéraux qui imprégnaient le traité de Maastricht ? Sûrement pas, et il le disait, mais au-dessus des inconvénients, il y avait pour lui la création de l'Euro et son acceptation par l'Allemagne qui y sacrifiait « son mark ».

Aller à l'essentiel, admettre qu'on ne peut avoir raison seul, ce sont les deux conditions à la construction de l'Europe.

Tout en notant, dès le début, bien des aspects positifs du nouveau traité, je me suis battu, avec d'autres plus influents que moi, pour l'améliorer, et, quoi qu'en dise Paul Quilès, il a progressé dans le bon sens, du point de vue social notamment, comme l'a souligné le président de la Confédération des syndicats européens dans un article important publié il y a quelques mois. Comme lui, je soutiens le oui au traité de Bruxelles. Et je compte continuer à me battre, pour mes idées, pour une Europe plus juste, pour une économie mieux régulée, pour une Europe puissante et influente et donc moins libérale.

Le fait que cette inflexion n'ait pas été faite alors que douze pays et demi d'Europe étaient gouvernés par des socialistes (la France était alors engluée dans la cohabitation) montre bien la difficulté de la tâche. Le combat, cher Paul Quilès, ne se situe pas au sein du PS français, au risque de le diviser durablement alors que la majorité de ses membres partagent la même analyse que nous sur la dérive libérale de l'Europe. Il se situe au niveau européen, il s'agit de convaincre nos amis socialistes européens et d'élaborer avec eux un projet réaliste et opérationnel qui nous permettra demain de corriger les déviances d'hier si nous revenons au pouvoir.
© Copyright Libération


Page précédente Haut de page

PSinfo.net : retourner à l'accueil

[Les documents] [Les élections] [Les dossiers] [Les entretiens] [Rechercher] [Contacter] [Liens]