Pour libérer l'Europe du carcan

Paul Quilès
Point de vue de Paul Quilès, député du Tarn, secrétaire de l'association Ambition socialiste pour l'Europe, paru dans le quotidien Libération daté du 1er novembre 2004


 
Il y a quelques mois, Claude Allègre écrivait, à propos du projet de Constitution adopté par la Convention européenne : « L'Europe va mal et ce projet ne me paraît pas être le remède ». Quelques semaines plus tard, dans une autre chronique, il se réjouissait qu'à Bruxelles, en décembre 2003, les gouvernements n'aient pas réussi à s'entendre sur le traité constitutionnel. Il dénonçait alors un « carcan » qui interdisait de « dégager un noyau dur autour de l'euro » et il ne ménageait pas ses critiques à l'égard des gouvernements qui, dans « une stupide fuite en avant », avaient «choisi l'élargissement avant l'approfondissement».

Aujourd'hui, Claude Allègre tient un autre discours. Il se fait, dans Libération le défenseur d'un traité dont il écrivait hier qu'« il installait un frein moteur sur l'Europe ». Il présente ce traité comme l'ultime rempart face à la politique « très libérale et proaméricaine » de « l'axe italo-britannique » soutenu par les nouveaux membres. Il prédit, en cas de victoire du non, la vassalisation inévitable de l'Europe à l'Otan et le triomphe de Bush.

Il n'est pas interdit aux hommes politiques d'évoluer et lorsqu'ils évoluent, ils suivent chacun leur rythme. Celui de Claude Allègre est fulgurant. Contrairement à ce qu'il suggère pour d'autres, je n'attribuerai pas son évolution à des « arrière-pensées » et je m'arrêterai au contenu de son argumentation. Or, sur chacun des points que Claude Allègre soulève, les erreurs factuelles sont manifestes.

Est-il vrai que la France ne serait pas en mesure d'obtenir une modification substantielle du traité parce qu'elle serait trop faible ? Claude Allègre confond ici les conséquences, que l'on peut espérer passagères, de la politique européenne brouillonne et présomptueuse de M. Chirac avec les réalités objectives. Par son PIB, sa population, l'intensité de ses relations avec ses partenaires européens, la France compte en Europe. Si elle sait plaider, de manière crédible, pour plus d'intégration européenne, elle sera écoutée. Est-il vrai que le «non» rendrait l'Europe impuissante face au libéralisme et à l'hégémonie américaine ? C'est oublier que les principales dispositions du projet de Constitution n'entreraient en vigueur qu'en 2009. Dans l'intervalle, rien n'interdit d'utiliser les possibilités du traité de Nice, qu'il s'agisse, par exemple, de la politique de défense, de la conduite des négociations commerciales, du renforcement de la coordination économique au sein de la zone euro ou de la reconnaissance européenne de la mission des services publics. Dans tous ces domaines, des progrès sont possibles et sont même actuellement en cours, sans qu'il soit besoin d'attendre 2009. De plus, une renégociation est tout à fait plausible. En l'envisageant dans une récente interview (Le Times du 14 octobre 2004), le commissaire britannique Chris Patten craint même qu'elle se fasse au détriment de la Grande-Bretagne, qui, selon lui, a remporté une « victoire majeure » avec ce projet de Constitution !

Est-il vrai que le projet de Constitution a été fondamentalement amélioré depuis un an ? C'est inexact ! L'action des chefs d'Etat et de gouvernement a fait reculer l'esprit communautaire et l'idéal fédéraliste exprimés par la convention. C'est ainsi que les maigres progrès en matière d'harmonisation fiscale et sociale ont été supprimés et que la portée juridique de la charte a été réduite à une peau de chagrin par la « clause de sauvegarde » imposée par les Britanniques.

Le cadre financier et budgétaire de l'Union européenne est ainsi totalement verrouillé : pour l'adoption du budget européen, l'unanimité est requise et le Parlement européen n'aura pas le dernier mot. Pire, le cadre financier pluriannuel est également voté à l'unanimité. Sur ce point, la Constitution enregistre même un recul par rapport au traité de Nice, qui prévoyait la majorité qualifiée. De plus, la « perspective du plein emploi » ne figure qu'en quatrième position parmi les objectifs économiques du traité, après la concurrence libre et non faussée, l'équilibre de la croissance et la stabilité des prix (article I - 3). Quant au mécanisme des coopérations renforcées, il est encore plus contraignant que dans le traité de Nice (article I - 44).

Est-il vrai que le projet de Constitution permet à l'Europe de s'affranchir de la tutelle américaine ? Au contraire, il l'y enchaîne. Le cas de la défense est exemplaire. L'Otan y est consacrée comme « le fondement de la défense collective » des pays européens qui en sont membres et « l'instance de sa mise en œuvre » (article I - 41, 7). L'Union européenne y reçoit pour sa part (article III - 309) la mission militaire nouvelle de soutenir « des pays tiers pour combattre le terrorisme sur leur territoire », précision inquiétante quand on pense aux pressions des Etats-Unis pour impliquer militairement les Européens en Irak.

Lorsqu'il était plus critique, Claude Allègre avait écrit que les pays composant l'Union européenne ne sont plus homogènes et qu'il fallait revenir au double cercle : une Europe fédérale au coeur et une union confédérale. C'est effectivement dans cette voie qu'il faut progresser pour rendre à la construction européenne son dynamisme. François Mitterrand l'avait bien compris, en imaginant l'organisation de l'Europe en trois cercles concentriques : un cœur, l'Europe unie, portant un projet politique et permettant d'aller plus loin en matière d'harmonisation fiscale et de législation sociale ; l'espace de l'Europe élargie, correspondant au périmètre actuel de l'Union et donnant à l'économie européenne sa taille critique ; le troisième espace, regroupant l'Union européenne et notamment la Turquie et les pays du Maghreb, assurerait l'épanouissement de l'Union dans son environnement à travers une démarche de coopération renforcée.

C'est ainsi, selon moi, que l'on évitera le dévoiement du projet européen et que l'on refondera l'ambition européenne.
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