Il n'est pas trop tard pour agir. Sinon...

Laurent Fabius

Entretien avec Laurent Fabius, député de Seine-Maritime, paru dans Le Parisien daté du 10 septembre 2004.
Propos recueillis par Dominique de Montvalon
 

Alors, voterez-vous oui ou non lors du référendum sur la Constitution européenne ?
Ce référendum aura lieu normalement dans un an. Il est trop tard pour faire évoluer le texte du projet, qui présente quelques avancées et aussi beaucoup d'insuffisances. Mais il n'est pas trop tard pour agir. Dès à présent, il faut montrer que l'Europe peut apporter des réponses à ce qui préoccupe les citoyens. Je pose donc une condition au chef de l'Etat : Agissez vraiment pour l'emploi en Europe et contre les délocalisations. Jacques Chirac doit le faire lors des décisions précises qui vont intervenir dans les mois qui viennent : sur la réforme du pacte de stabilité, sur le budget de l'Union européenne, sur le service public.

Et c'est ce qui comptera pour vous ?
C'est largement en fonction des résultats concrets obtenus sur ce front que se fera mon choix. S'il y a une vraie réorientation de politique européenne en faveur de l'emploi et contre les délocalisations, tant mieux pour les salariés. Sinon, je pense que ce sera non. Je suis un responsable politique. Je n'attends pas seulement de l'Europe des textes subtils : je veux des actes lisibles. Il est grand temps que l'Europe montre qu'elle est capable de se mobiliser pour les salariés et pour l'emploi. Ne l'a-t-elle pas fortement fait pour la finance et pour la concurrence ? Un rééquilibrage s'impose. Après, ce serait très difficile...

Que demandez-vous concrètement à Jacques Chirac ?
Jacques Chirac doit obtenir quatre avancées, qui sont à notre portée.
1. Que la révision prochaine du pacte de stabilité débouche sur un véritable pacte pour l'emploi, avec une vraie coordination économique européenne capable de tirer la croissance en Europe.
2. Que le budget de l'Union soit amplifié au profit des dépenses de recherche, d'investissement, de formation des hommes et de prévention des restructurations, qui sont une clé pour l'emploi. En clair, que le gouvernement français renonce à son exigence d'une réduction des moyens financiers de l'Europe.
3. Que cesse la concurrence fiscale déloyale qui alimente les délocalisations au sein même de l'Europe. Pas question que l'Europe subventionne les délocalisations et encourage le moins disant social.
4. Qu'une directive protégeant les services publics intervienne : elle est, si nous nous mobilisons vraiment, à notre portée.

Pourquoi avez-vous tant hésité ?
Je n'ai pas hésité, mais je me méfie des réponses pavloviennes. Et j'ai aussi pensé qu'à la fin août les Français avaient d'autres soucis : l'école, le logement, le pouvoir d'achat...

Qu'est-ce qui vous a décidé ?
Précisément, le temps qui nous sépare du référendum, et les échéances qui se dérouleront d'ici là. Pour l'européen que je suis, ce sont des opportunités à saisir afin de corriger, dès à présent, les insuffisances. Mais c'est d'abord la responsabilité du chef de l'Etat que de le faire.

Que signifierait, à vos yeux, une victoire du non ?
Que ce projet de Constitution a déçu les Français et que, notamment, la France n'a pas su prendre les initiatives qui auraient permis de redresser la barre. Le traité de Nice s'appliquerait, et il faudrait de nouveau s'atteler à la tâche pour notre pays et pour l'Europe. Mais nous n'en sommes pas là.

Quel jugement portez-vous sur l'état actuel de l'Europe à vingt-cinq en 2004 ?
Il y a, d'un côté, la satisfaction de voir la famille européenne enfin réunie et, de l'autre, la crainte d'une réelle dilution. Avec le constat d'un éloignement des citoyens, y compris parmi les nouveaux adhérents. C'est pourquoi je suis fondamentalement partisan d'une « avant-garde ». Maintenant que l'Europe s'est élargie, ceux qui veulent aller plus loin ensemble doivent pouvoir le faire.

Souhaitez-vous une Europe à géométrie variable ?
Je suis partisan d'une « Europe des trois cercles ». L'Europe unie - comprenant notamment la France, l'Allemagne, la Belgique, l'Espagne - constituera un premier cercle. L'Europe élargie sera celle des vingt-cinq, ou des trente. L'Europe associée accueillera les pays du pourtour oriental et méditerranéen.

Et la Turquie ?
La Turquie a sa place dans ce troisième cercle, celui de l'Europe associée, qui reste à formaliser.

Souhaitez-vous la mise en chantier, comme le suggère Dominique Strauss-Kahn, d'un nouveau traité dès qu'aura été adoptée, si c'est le cas, l'actuelle Constitution ?
Je préfère que nous obtenions des résultats avant le vote plutôt que de promettre des avancées hypothétiques seulement après.

Comment concilier votre position et l'unité des socialistes ?
Notre unité n'est pas en cause. Nous sommes tous des pro-européens. Nous venons de connaître des succès électoraux. Nous avons une organisation solide. Nos instances sont en place. Pas question de tout mélanger. Je crois à la possibilité de nous rassembler.

Comment réagissez-vous aux pressions de vos amis, notamment Jack Lang ?
Face à un tel enjeu, il faut se déterminer en conscience, pour la France et pour l'Europe. C'est ce que j'ai fait. Quant à Jack, c'est un ami de plus de vingt ans, et un homme de grand talent. Cela ne changera pas.

Dans quelle filiation inscrivez-vous votre action ? De Gaulle ? Mitterrand ? Jospin ?
Vous surprendrais-je en choisissant le président dont j'ai été le Premier ministre ? François Mitterrand était un européen convaincu, mais ce n'était pas un européen béat. En clair, c'était un européen exigeant.

© Copyright Le Parisien


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