Europe :
reculer les yeux fermés ?

par Pascal Lamy, commissaire européen au commerce
Point de vue paru dans le quotidien Le Monde daté du 11 octobre 2002


 
Récemment, l'ancien ministre des affaires étrangères Hubert Védrine nous a invités à nous interroger sur l'intégration européenne " les yeux ouverts ". Pour en conclure implicitement qu'il faut arrêter au plus vite la marche du train européen, quitte à ce que ce soit au milieu de nulle part.

Malgré toute mon amitié pour lui, je ne peux adhérer à cette vision. Et c'est précisément au nom de la lucidité que je l'invite à prendre la mesure réelle de ce que l'Europe a apporté à la France et de ce qu'elle peut continuer de lui apporter.

Puisqu'il nous propose de faire les comptes avant de nous décider, faisons les comptes. Soyons apothicaires jusqu'au bout.

La construction européenne, c'est d'abord la paix d'un continent si durement éprouvé au cours du XXème siècle. Mais c'est aussi un modèle de développement unique au monde qui conjugue des politiques de solidarité - la politique agricole commune, les fonds structurels européens aux régions par exemple - avec l'objectif d'une croissance partagée par tous.

C'est, avec l'euro, une capacité inédite de résistance aux chocs monétaires extérieurs si emblématiques de notre époque.

C'est aussi une politique commerciale unie, qui permet à l'Europe de faire jeu égal avec les Etats-Unis sur la scène mondiale, de défendre les intérêts de ses Etats membres, et d'œuvrer en faveur d'une mondialisation mieux maîtrisée.

C'est encore un modèle d'économie sociale de marché, fondé sur la Charte des droits fondamentaux, profondément original.

Ouvrons donc les yeux ! La France a non seulement toujours pris pleine part au destin de l'Europe, mais elle en a aussi profondément bénéficié. Il n'est qu'à prendre l'exemple de la balance commerciale de la France, qui affiche un confortable excédent commercial avec l'ensemble de ses partenaires de l'Union. Il n'est qu'à voir sa capacité, lorsqu'elle le veut, à montrer la voie : en matière culturelle par exemple, il serait difficile de citer un domaine français que l'Europe aurait fait régresser...

Plus encore, depuis 1957, c'est notamment sous son impulsion au niveau européen que la culture et les politiques culturelles se sont partout développées. Il n'y a jamais eu en Europe autant de livres publiés, autant de spectacles créés, autant de festivals organisés, autant de films produits.

Ouvrons les yeux ! A l'inverse, quels bénéfices retirons-nous de l'absence d'Europe ? Quels sont par exemple les succès de politique étrangère qu'ont individuellement remportés, au cours de ces dernières décennies, les Etats européens ? Est-ce au Rwanda, en Bosnie, dans les Balkans, dans la région des Grands Lacs africains ou au Proche-Orient ?

Depuis quarante ans, ont-ils individuellement pesé sur le cours des choses ? Où sont-ils, ces Etats jaloux de leur indépendance ? La réponse est simple : nulle part, ou dans la foulée des Etats-Unis.

Quelle conclusion devons-nous en tirer ? Est-ce ce " modèle " générateur d'impuissance que l'on nous propose de ne surtout pas changer ? Faut-il se satisfaire de cette situation pour l'avenir, celui de la France, celui de l'Europe ? En d'autres termes, qu'avons-nous à réellement abandonner – si tant est que le projet serait d'abandonner quelque chose, de " renoncer " à quelque chose ?

Je l'ai signalé récemment dans ces mêmes pages : il est, au contraire, des domaines où le manque d'Europe signifie un recul de l'Europe. L'Europe " en creux " est le vrai piège que l'Europe menace de se tendre à elle-même.

Ouvrons les yeux ! Si l'on veut tenir cette comptabilité, il faut aussi en tirer les conséquences. Si l'on estime qu'il y a un intérêt pour la France à faire avancer l'Europe dans certains domaines, les instruments – les institutions – et la méthode existent.

Cette méthode, appelée " méthode communautaire ", présente le grand avantage d'être une méthode éprouvée, qui fonctionne. Elle permet de déterminer l'intérêt général européen au-delà des divisions nationales et de se donner les moyens de notre action. Elle s'appuie sur un triangle institutionnel composé du Conseil des Etats membres et du Parlement européen qui discutent, amendent, votent à la majorité les propositions élaborées par la Commission européenne.

Mais Hubert Védrine nous dit : " Soyons lucides, nous ne sommes pas majoritaires. " Et pourquoi ne le serions-nous pas si nous savons convaincre et négocier ? Et acquérir ce poids qui nous manque et que les opinions réclament en échange de ce qui importe aux autres ? Pour ne prendre qu'un exemple dans l'actualité, nos amis anglais sont-ils majoritaires à la Convention qui travaille sur la réforme des institutions européennes ? Certes non. Et pourtant, pour le moment, ils y mènent la danse !

Non, l'Europe n'est ni un dîner de gala ni une question de mathématiques. C'est un engagement de tous les jours qui réclame une vision précise, une organisation rigoureuse, une détermination acharnée, pour faire passer des idées, des valeurs, des intérêts. Et c'est un engagement qui concerne tout le monde.

Il est plus que temps que la politique française se saisisse de l'Europe, de son histoire et de son avenir, au lieu de la laisser au milieu du gué. Qu'elle fasse de l'Europe le cadre quotidien de son action, de la même manière qu'elle est, depuis longtemps, celui de l'activité de tant d'Européens, chefs d'entreprises comme salariés, syndicalistes comme militants associatifs, universitaires comme étudiants...

Il s'agit de ne renoncer à rien, sinon à notre vertige soudain de renoncement. Pour que la France soit importante en Europe, il faut que l'Europe soit importante en France.


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